Après environs sept mois de négociations en vue de réformer l’Etat, une dizaine de « semaines cruciales », différents passages par la case « Palais royal » et la publication d’une note finale ayant échoué à relancer les pourparlers à sept, on a l’impression que tout a été dit ou presque au sujet de la formation du prochain gouvernement fédéral. Pourtant, un acteur essentiel de ce feuilleton à rebondissements est très rarement mis sur le devant de la scène : le citoyen, ou plutôt les citoyens. Ils se sont exprimés le 13 juin dernier lors des élections, me direz-vous. C’est vrai, mais n’ont-ils pour autant plus le droit de manifester leur opinion ? Et puis, ont-ils voté pour que, début 2011, nous soyons sans gouvernement et que le bout du tunnel communautaire semble toujours aussi loin ? On peut raisonnablement en douter… Qu’il n’y ait pas de malentendu : retourner aux urnes serait la pire des options, mais il n’empêche que, dans toute démocratie qui se respecte, des mouvements citoyens ou sociaux se lèvent régulièrement pour exprimer leur sentiment au monde politique. On l’a récemment constaté en France face à la réforme des retraites ou au Royaume-Uni face aux mesures d’austérité prises par le gouvernement. Alors pourquoi pas chez nous ? Et ce, quel que soit le message de fond car il est intéressant de noter qu’aucune dynamique populaire visible ne se crée en faveur de la fin du pays, de son unité ou d’un point précis des discussions en cours. Restons cependant de bon compte et reconnaissons que certains leaders syndicaux ont dernièrement appelé au maintien de la sécurité sociale au niveau fédéral ou que le monde culturel s’est élevé contre le nationalisme, au Nord comme au Sud du pays, via des cartes blanches dans la presse écrite. Ceci ne ressemble pourtant en rien de près ou de loin à un véritable élan citoyen réussissant à mobiliser des milliers de personnes dans la rue. Comment dès lors expliquer cette apparente apathie ambiante ? Essayons d’esquisser quelques pistes d’explications plausibles.
Premièrement, on entend souvent que le communautaire n’intéresse que les responsables politiques car il ne touche pas aux « vrais problèmes des gens », comme le chômage, le logement, la mobilité ou la santé. Rien n’est plus contestable. Non seulement, nos querelles institutionnelles ont donné lieu à des rassemblements de masse dans le passé, rappelons-nous des dizaines de milliers de personnes participant aux marches flamandes sur Bruxelles dans les années’70 ou aux manifestations en faveur de l’unité du pays dans les années’90 et 2000, mais en plus les discussions actuelles portent sur des sujets cruciaux touchant au quotidien de l’ensemble de nos concitoyens. En effet, la fameuse note Vande Lanotte parle de réformer la justice, l’impôt des personnes physiques (IPP) ou encore les allocations familiales, qui représentent tous des domaines pouvant influencer fondamentalement notre bien-être et notre pouvoir d’achat.
Un argument plus pertinent est constitué par le degré de complexité des thèmes abordés. De fait, on a l’impression qu’il faut être titulaire d’un doctorat en finances ou d’une licence en droit constitutionnel pour pouvoir suivre les rebondissements concernant la loi de financement ou les différents transferts de compétences. Cette complexification à outrance éloigne tout naturellement le citoyen de la sphère publique et lui ôte toute envie de se passionner pour de tels sujets. Ceci dit, le fait d’avoir souhaité objectiver les négociations, d’avoir fait appel à la Banque Nationale et au Bureau du Plan ou d’avoir mis sur pied un groupe d’experts « high level » est une marque de sagesse de la part de Johan Vande Lanotte qui a probablement permis de calmer le jeu au moment où les esprits s’échauffaient.
Enfin, il semble pertinent d’évoquer la lassitude comme dernier élément majeur pouvant justifier le manque d’initiative populaire à la crise actuelle. Cela fait en effet plus de six mois que les média nous décrivent en long et en large le blocage politique actuel et que nos oreilles attentives commencent à faire une overdose du roman fleuve qu’est devenu « la formation du gouvernement belge ». Si c’était le titre d’une série télévisée, on en serait même à la quatrième saison vu que l’instabilité au sommet de l’Etat dure depuis les élections de juin 2007, voire à la vingtième si l’on se réfère à la problématique BHV qui hante les couloirs de la rue de la Loi depuis les années’70. Au-delà de cette légitime lassitude, une répétition tout aussi dérangeante s’est installée. Combien de fois effectivement le plan B n’a-t-il pas été analysé dans tel dossier spécial, ou tel reportage d’investigation ; une famille bilingue n’a-t-elle pas été suivie pendant une semaine par des caméras de chaînes étrangères ou des éminents politologues n’ont-ils pas monopolisé notre petit écran pendant une énième édition spéciale du journal télévisé? La sensation de déjà-vu est tellement forte que la plupart d’entre nous a arrêté de compter depuis belle lurette.
Faudrait-il donc attendre que ce mauvais moment passe en assistant aux événements en tant qu’observateurs ? Certainement pas, que du contraire ! Comme le rappelait à juste titre l’édito du journal Le Soir du lundi 3 janvier, il faut s’indigner de ce qui nous déplaît, faire entendre sa voix et clamer haut et fort son opinion. Même si c’est compliqué, même si l’indifférence semble générale ou même si les jeux politiciens paraissent prendre le dessus. C’est justement le meilleur moment pour agir. Que ce soit pour pousser les syndicats à manifester contre toute mesure remettant en cause la solidarité entre tous les Belges, pour inciter les organisations patronales à rejeter toute scission de l’impôt des sociétés car elle induirait une concurrence néfaste entre Régions ou pour tout simplement écrire directement à un député de votre choix en lui faisant part de votre point de vue. C’est par l’expression de la volonté citoyenne que ce pays pourra durablement lutter contre le repli sur soi et le nationalisme, rejetés par la majorité des habitants de Flandre, de Bruxelles et de Wallonie. Faire confiance à ses responsables politiques lors de négociations importantes sur le futur du pays est normal, leur faire comprendre que la vigilance citoyenne (et pas seulement médiatique !) est maximale et que toute décision sera jugée sous un angle critique et constructif est le signe d’une société civile participative et d’une démocratie moderne. Ayons cette ambition !